Vagabonds, 2025
Stéphane Foucaud

Cette œuvre captivante est une composition audacieuse et riche en symbolisme. En haut, un élément végétal, ajoutant une dimension organique et dynamique. Le centre est dominé par un agencement de formes géométriques et d'images variées, incluant un motif de poisson et des formes abstraites. Les couleurs, principalement des teintes de bleu, rouge et noir, créent un contraste saisissant, attirant l'œil dans un voyage visuel complexe. Voici son histoire:

Petit, j'avais l'impression de connaître Jacquot l'édenté depuis toujours. Aux heures de pointe, nous le retrouvions fidèlement posté devant la boulangerie. Je marchais à peine quand je lui donnai ma première pièce. Il l'utilisa de suite pour se nourrir. Une des conditions que maman fixait pour l'aumône, c'était qu'elle ne devait pas servir à l'achat d'alcool. Je me suis toujours interrogé sur ce que pouvait bien faire notre SDF le reste de ses journées. 

Quand j'attendais ma mère, parfois happée par les quolibets des copines du quartier, leurs baguettes à la main, j'en profitais pour discuter avec ce personnage qui, tel un oracle, plaçait des mots qui prenaient ensuite sens dans la journée. « Observer ! » « Qui a besoin d'aide ? » « Qui doit-on éviter aujourd'hui ? » me lançait-il, par exemple, en guise d'énigme. Une véritable complicité s'installa entre nous au fil des ans. C'est au « bureau des fuites », surnommé également le « squad des écoutes », formé par l'attroupement des femmes devant la boulangerie, que l'on apprit comment l'infortuné s'était heurté à la vie de la rue. Des histoires de cannabis apparemment, en tant que dealer et gros consommateur. 

Derrière ce clavier de piano qui lui servait de sourire, se cachait la hargne d'un homme prêt à défendre son territoire. Son spot, également prisé par les autres sans abri, se payait par le sang et l'ivoire. D'ailleurs, la devanture buccale de Jacquot comptait à présent plus de dièses que d'octaves. Il n'était pas rare de le retrouver la tronche tuméfiée, mais toujours avec le sourire, suite à une tentative de ses concurrents pour le délocaliser. Ces-derniers temps, je le sentais affaibli et inquiet face aux bandes de vagabonds, de plus en plus impressionnantes. À mon tour, j'essayais de lui prodiguer quelques conseils en usant de la devinette : « Je peux y poser mon sac à dos pour le dodo et le repas chaud » lui balançai-je un jour, sans le regarder, pour accentuer le mystère. Je faisais alors référence à cette nouvelle association du centre-ville, « Le sac à dos », qui accueillait les miséreux, leur proposait des lits dortoirs et des dîners. 

Le bon business de Jacquot attisait les convoitises : exclusivité sur le blé sortant du four, pissotière à quelques mètres (matérialisée par un espace entre deux murs), la douche à deux pas (matérialisée par un accès au tuyau d'arrosage à l'arrière-cour de la boulangerie). Un beau jour, je constatai son absence. S'était-il rendu au centre d'hébergement ? Pour me rassurer, je me rappelai qu'il pouvait disparaître subitement pendant des mois et réapparaître comme par enchantement, après avoir fait le tour de ses plantations sauvages. Il avait en effet aménagé ses champs pentus de maniocs en aval de terrains privés, ses tubercules bénéficiant ainsi du surplus d'arrosage des végétaux situés en amont. Après les avoir épluchés, Jacquot les vendaient au black auprès des petits commerces. Il en profitait pour soigner en douce le coryza (rhume des poules) des gallinacés des propriétés privées avec ses infusions de thym. 

Par la fenêtre de la voiture, je l'apercevais parfois parmi une bande d'abreuvés, mais je me gardais bien de le dire à maman. J'évitais ainsi à notre SDF de perdre notre main tendue. Son « walk trip » alcoolisé l'amenait souvent à perdre une claquette, ce qui me permettait de le repérer de loin. Puis un jour, un jeune sans abri prit sa place, apparemment non conscient d'empiéter sur une chasse gardée. Le novice de la rue en attira deux autres, ignorants également des us et coutumes du spot. Cette grappe de SDF sévissait tel un péage abusif devant les escaliers du commerce et rebutait les éventuels donateurs. Ces « professionnels de l'aumône » fonctionnaient comme un gang : ils postaient un complice par magasin et partageaient le butin en fin de journée. 

Je redoutais que le retour de Jacquot ne le livre à ce trio très en forme, pas trop esquintés par leur récente vie vagabonde. Mon appréhension fut confirmée quand, en sortant de la boulangerie et en rejoignant notre voiture par un chemin inhabituel, je tombai sur un corps recroquevillé contre la palissade d'un riverain. Il lui manquait une claquette…Comme cette forme allongée ne réagit pas à l'appel de son nom, ma mère retira délicatement sa capuche imbibée de sang afin de vérifier son identité. Subitement, elle me couvrit les yeux de sa main : elle m'avouera plus tard que, surmontant l'insoutenabilité de la vision qui s'offrit à elle, elle avait bien reconnu le sourire de notre édenté. 

Nous nous rendîmes quelques jours plus tard à l'hôpital où l'on l'avait pris en charge, connaissant sa véritable identité grâce à la « centrale » (récent sobriquet donné par les maris des copines de quartier de maman). Nepoyon Alexandre, dit Jacques, avait pris la poudre d'escampette avant la fin des soins !  Mais il avait été rattrapé par sa fille adoptive, qui avait ses indics dans le milieu médical. Il finit par vivre pieusement dans une bourgade reculée de brousse, où il entretint une petite chapelle. Rassuré, je sus que je ne manquerais jamais, moi non plus, de faire appel aux « renseignement généraux » de la boulangerie, en cas de disparition d'un être cher.