Les 3 collines, 2024
Stéphane Foucaud

Depuis notre plus tendre enfance, on nous avait tellement seriné ces légendes d'esprits maléfiques et de monstres pullulant dans la zone des trois collines, que plus aucun jeune de la tribu ne tremblait devant les conteurs qui relataient l'histoire de cet endroit, sauf à imaginer le sort que les adultes eux-mêmes réservaient aux transgresseurs de cette destination interdite. D'autres parcelles de notre territoire s'avéraient aussi tabous : elles cachaient souvent un moyen de protéger le lieu d'une surconsommation de comestibles en tous genres. Seul le guérisseur autorisait, avec parcimonie, l'entrée dans ces garde-manger, si le besoin s'en faisait sentir. 

Cependant, le trio d'éminences érodées par les vents et asséchées par le soleil, baignant dans une eau bouillante car peu profonde, limitait l'espérance de vie de tout être vivant qui s'y trouverait. L'impopularité du toponyme s'incrustait même dans nos invectives : « Va mourir aux Trois Collines ! » pestait souvent Katrané face aux refus de ses interlocuteurs. Les alizées soufflaient parfois une poussière dorée venant du lieu maudit et la déposaient sur les énormes feuilles grasses du jardin de grand-mère. La relation qu'entretenait la vieille avec cette fine particule m'inquiétait grandement, elle lui donnait des noms avant de la déposer systématiquement au pied d'un cocotier. Le mutisme de grand-père ne me rassurait pas non plus, je le bousculais parfois avec des paroles sarcastiques : « Surtout papy, ne balaye pas au pied des cocotiers ! ». Nous fûmes en outre très éprouvés par la scène à laquelle nous assistâmes, durant laquelle Calé, chopé à chasser dans un de nos endroits interdits, se fit fouetter jusqu'au sang par les grands frères pour avoir osé remonter le fil des corpuscules. De fait, ce « no man's land » gardait tout son mystère. 

Cependant, un matin, comme si de rien n'était, à bord de l'embarcation que nous avions stoppée tout près de la zone interdite, avec les copains, nous jetâmes nos lignes de pêche du côté tabou. Confortés par la position non délictuelle de notre pirogue, à la limite de la frontière maléfique, Whane et Katrané pouffaient de rire, sûrement à cause de la situation risquée et ridicule dans laquelle nous étions. Ce ne serait certainement pas l'hypothétique poisson attrapé qui trahirait notre méfait. Or, au moment de partir, en remontant sa ligne, Kat accrocha quelque chose d'assez lourd. 

À notre grande surprise, nous découvrîmes, au bout de sa ligne, une sculpture anthropomorphe de la taille d'un bras. Elle ressemblait fort à nos figurines, à ceci près que sa finition témoignait d'une maîtrise supérieure à la nôtre, ou de l'usage d'outils plus élaborés. Whane suggéra que ce degré de perfection artisanale était un signe des esprits pour nous encourager à présenter l'objet, constellé de coquillages, au Conseil des Anciens. Le seul signe qui me venait pour ma part à l'esprit, c'était la caresse du bambou sur nos fesses. C'est finalement à ma grand-mère que nous rapportâmes, en douce, le précieux artefact. En découvrant l'objet que nous avions emballé dans une étoffe, elle tressaillit et manqua de louper le tabouret sur lequel elle voulut s'asseoir. Prise en otage par trois spectateurs, déjà assis en tailleur autour d'elle, les yeux mouillés par l'émotion, elle se mit à dévoiler l'histoire de la statuette kidnappée : 

« Le clan créateur de ce « gardien » nous apporta beaucoup de bonheur et partagea avec les nôtres un savoir-faire hors pair. Alors que nous étions venus pour leur faire la guerre, nous nous retrouvâmes à vivre ensemble, sur leur terre. Une affaire de convoitise liée aux femmes cassa rapidement cette harmonie et incita le clan du tertre d'origine à se déplacer. Beaucoup des nôtres les suivirent. Ils s'installèrent sur un sol situé dangereusement en-dessous du niveau de la mer, pour y développer des fermes aquacoles entre les collines. Papy et moi avions à peine neuf ans quand notre chef décida d'attaquer par surprise les renégats, noyant les preuves de sa furie en brisant les bordures des bassins ». 

Nous comprîmes enfin pourquoi les Anciens avaient classé taboue la tribu engloutie : ils avaient également souhaité y immerger un récit honteux. Les garçons et moi nous apprêtâmes à restituer au bassin le gardien du lagon défendu, mais la vieille de l'entendit pas de cette oreille. Elle proposa au Comité que l'on fasse la paix avec nous-mêmes et avec les esprits des Trois Collines. Elle obtint gain de cause. À la troisième lune, nos grandes pirogues se retrouvèrent dans la baie du « repentir », après que nous prîmes bien soin d'y envoyer notre guérisseur en éclaireur. Ce fut un moment plein d'émotions. Tandis que les enfants dispersaient des fleurs à la surface de l'eau, notre petit chef envoya par le fond une de nos sculptures en offrande. Un rituel nécessaire, car celle arrachée aux algues veillerait désormais sur notre tribu.