Stranger, 2024
Stéphane Foucaud

Au large, l'horizon flamboyait de la teinte rouge sang d'un soleil couchant, annonciateur, à nos yeux, de quelque cataclysme survenu à l'autre bout de la terre. Nous eûmes notre réponse cinq jours plus tard. La mer charria des objets improbables sur notre plage. Une terrible tempête avait effectivement dû sévir à bonne distance de notre lieu de vie. En témoignaient les artefacts d'une culture inconnue qui s'entrechoquaient dans le ressac. 

Ce naufrage imprévisible représenta un bon prétexte pour partir à l'aventure. Cela ne m'étonna pas qu'on ordonnât une nouvelle mission en grande pirogue. Nous avions déjà pris possession de deux îles au Sud et fait des échanges avec un peuple très similaire au nôtre, que nous avions découvert sur des terres situées plus à l'Ouest. J'espérais moi aussi faire partie de la prochaine équipe des grands voyageurs. « Non merci ! Ils font cuire les navigateurs avant d'embarquer ! » protesta ma petite sœur pour contrer mes désirs d'évasion. Il s'agissait en fait d'un rite visant à protéger l'équipage contre les mauvais esprits. Notre magicien badigeonnait chaque passager avec des feuilles de cordylines fumantes, sorties d'un foyer que nourrissaient des essences propres à renforcer le mental. Jamais absence ne vit s'écouler tant de temps, depuis la dernière campagne des nôtres. On espérait qu'ils aient pu coloniser une autre terre, sans trop de heurts. L'autre façon de disparaître, dans nos contrées, à part lors de guerres tribales internes, se limitait à se perdre dans la forêt aux lutins maléfiques. 

Baxë était quasiment un frère, car nous étions nés le même jour. C'est en sa compagnie que je rejoignis les adultes qui récoltaient leur butin venu d'ailleurs. Sur l'eau apaisée, flottaient des peignes sculptés, des sortes de réceptacles à kava, et même un lézard inconnu de notre faune qui surnageait, le ventre gonflé. La même idée germa dans nos têtes et nous nous empressâmes de faire notre propre chasse, en douce, à l'autre bout de la baie. Mon œil fut tout de suite intrigué par une matière rougeoyante nageant entre deux eaux. Je m'empressai de l'extraire du conglomérat végétal qui évoluait en orbite autour d'elle. Ma frénésie retomba soudainement en constatant qu'il sembla s'agir d'un vulgaire tubercule. Puis Baxë émoustilla de nouveau ma curiosité. « Extraordinaire frangin ! Si ça se trouve, on peut le bouffer ! » suggéra ce goinfre. Nous décidâmes donc de bichonner cette drôle de racine et de la faire proliférer, à l'insu de notre clan. Ils nous enlèveraient à coup sûr la paternité de cette découverte si elle s'avérait être comestible. Afin de soustraire notre pousse expérimentale à la moindre visite, nous l'implantâmes à la lisière de la forêt maudite. Je nous trouvai toutefois un brin excessif dans cette recherche d'adrénaline. Le trajet se fit à la nuit tombée, nous prétextâmes la recharge en eau des calebasses de nos cases respectives. 

L'arrosage s'effectuait par la suite en binômes, le trouillomètre à zéro, à vitesse grand V, sursautant à chaque froissement de feuillage ou à chaque hululement. Un soir, c'est surtout le hululement de la mère de Baxë que j'encaissai : elle était excédée par les sifflements que j'adressais, pour le réveiller, à cette andouille de « frère ». À celui qui se vantait d'être aussi alerte que le hibou, sur le qui-vive au moindre coup de sifflet, je lançai railleur, encore constellé des postillons de sa génitrice : « Bravo monsieur le hibou ! En alerte maximum ! À mon avis, les rats peuvent venir vous chatouiller les coucougnettes sans sourciller ! ». Notre arrosage en mode furtif porta ses fruits, de petites feuilles aux tiges entremêlées, dont la forme mixait celle de l'igname et du taro, couraient sur le sol. C'est certainement à force d'en parler que nous attirâmes une vraie chouette, qui vint se tenir en faction pour éloigner les rongeurs de notre jardin secret. Le soir des présentations avec le rapace, nous entendîmes un râle dans la canopée. Nous détalâmes sans dire bonsoir, larguant la calebasse de la maman de Baxë sur place. Le lendemain, le frangin hulula avec force à chaque coup de baguette qu'il reçut pour cet oubli, ce qui me permit de penser : « Ah ! Ben voilà un hibou en alerte ! ». 

Puis, la densité du feuillage ne progressant plus, nous nous mîmes à creuser avec une herminette. Nous achevâmes le déterrage à la main, pour ne pas abimer nos précieux protégés. Tout comme avec l'igname, un lot de racines s'accrochait aux ramifications. Les couleurs rouges et rosées des clones montraient des variantes par rapport à l'original. La texture interne, par contre, tirait plus vers le blanc. Prétextant partir pour une chasse au notou (gros pigeon local), nous nous préparâmes à entamer notre cuisson de jour, pour ne rien louper de ce moment tant attendu. Mon « frère » eut la bonne idée d'embarquer, dans notre lointaine cuisine, un futur problème prenant la forme d'une marmite de sa mère. Focalisés sur le ramollissement de nos tubercules dans l'eau bouillante, nous ne pensions même pas que notre fumée allait nous faire repérer. Intronisé roi des régurgitations spontanées, je fus désigné pour goûter ce mets potentiellement toxique, tandis qu'une équipe de guerriers s'activait à la rencontre des individus qui osaient faire du feu sur leur territoire. Je goûtai alors un végétal d'une extrême douceur, à la saveur sucrée, dégageant un parfum de la même teneur. Un bien-être m'envahit de suite à la première bouchée. Baxë n'eut pas le temps d'avaler « l'igname étranger » : la bouche grande ouverte, mais aussi les yeux écarquillés, c'est ainsi qu'il fut surpris par les aînés qui nous encerclèrent. 

Sur le retour, nous assimilâmes tous les deux la marche sur la pointe des pieds, nos mains tirant sur les bras de nos accompagnateurs, afin de limiter notre poids de corps. Ceux-ci nous traînaient hélas par les oreilles. Je laissai le soin à mon tortionnaire de rendre sa marmite à l'intéressée, tenant ainsi ma revanche. Une rafale de baffes commise à l'aide d'une spatule en bois s'abattit sur le maniaque des écoutilles, enrichie par un flot d'insultes en lien avec l'emprunt non autorisé. Ma tante d'adoption étoffa grandement mon vocabulaire ce jour-là. 

Je restai en surveillance toute la nuit avant que le conseil des sages s'autorise à boulotter notre récolte. Notre sorcier réclama une punition exemplaire pour « détournement de biens appartenant à la communauté ». Heureusement, le comité des anciens, conquis par le fumet et la satiété immédiatement produite par nos tubercules, ne l'entendit pas de cette oreille (les leurs au moins n'étaient pas endommagées). Ils nous remercièrent pour notre pugnacité et les précautions prises pour préserver cette nourrissante découverte. Elle irait rejoindre le garde-manger des grands navigateurs. Et, comble du bonheur, nous ferions partie de la prochaine conquête.