Dark Forest, Sea, 2018
Taisia Korotkova

Le travail de Taisia Korotkova invite à réfléchir sur une dualité troublante : celle du progrès technologique face à la régression instinctive de l'humanité.

La série Dark Forest prolonge l'exploration de l'artiste sur les relations entre l'humain et la technologie. Elle se compose de nombreux dessins au feutre noir, réalisés au dos de nappes cirées de cuisine, dans des formats allant de 280 x 950 cm jusqu'à des miniatures.

Dans ce projet, Korotkova imagine un présent et un futur où l'humanité, guidée par ses instincts primitifs, aurait utilisé des technologies destructrices. Il ne reste plus d'hommes, seulement des ruines d'installations militaires, lentement absorbées par la nature. Celle-ci digère les vestiges de la prétendue civilisation humaine.

Les dessins évoquent les illustrations de contes, renforçant l'impression d'un avertissement mythologique. Les plantes représentées ont des vertus médicinales ou magiques ; elles se dressent devant les ruines comme des témoins silencieux de la résistance et de la sagesse ancienne, face à l'obsolescence rapide du progrès humain.

Quelques éléments spécifiques de cette œuvre :

Dagdiesel : l'atelier no 8 de l'usine Dagdiesel à Kaspiisk (Daghestan), spécialisé dans les essais de torpilles sous-marines.

Saule pleureur (Salix) : hybride entre plusieurs espèces de saules. Son écorce possède des propriétés antibiotiques et est utilisée en médecine populaire contre les états fébriles. C'est dans le saule qu'a été découverte pour la première fois l'acide salicylique.

Roseau (Phragmites) : plante herbacée vivace poussant en grandes touffes au bord des fleuves, utilisée traditionnellement pour la couverture des toits, les clôtures ou l'isolation.

Bunker pour sous-marins : structure d'origine allemande destinée à protéger les bases sous-marines des bombardements aériens.

Fûts immergés au contenu inconnu : selon les souvenirs fragmentaires de marins marchands ayant transporté des agents chimiques dans les années 1950, certaines missions secrètes consistaient à jeter à la mer des cargaisons mystérieuses, dans des lieux déterminés, sans jamais en connaître la nature. Tous avaient signé des engagements de silence.

" Dark Forest est la première installation immersive de Taisia Korotkova. Il ne s'agit pas tant d'une forêt vierge impénétrable que d'un parc un peu déserté, où l'on devine, derrière les entrelacs de branches, les silhouettes d'imposantes structures : tours, dômes, radars, silos à missiles, générateurs… comme autant de vestiges d'une exposition universelle dédiée au progrès.

Ce projet s'inscrit dans la continuité des recherches menées par l'artiste dans des séries précédentes (Technology, Museum of Cosmonautics, Closed Russia…), qui interrogeaient les mythologies du progrès et les ruines de l'utopie technologique. Le choix de la tempera, médium anachronique, donnait alors à ses peintures une distance presque archéologique, où les vestiges militaires soviétiques évoquaient les ruines romantiques du XIXe siècle.

Dans Dark Forest, Taisia Korotkova adopte une autre échelle et une autre technique : les dessins en noir et blanc évoquent les gravures de contes anciens, les illustrations art nouveau. La forêt noire est avant tout un décor de conte.
Les images, petites et minutieuses, n'offrent pourtant aucun recul au spectateur : elles l'enveloppent, l'immergent dans une forêt qui égare. Leur légèreté visuelle cache une densité spectrale.

Le projet peut être qualifié de hantologique, au sens donné par Jacques Derrida (Spectres de Marx, 1993), et repris plus tard par les penseurs britanniques Mark Fisher et Simon Reynolds, notamment dans le domaine musical. La hantologie désigne ici une culture contemporaine obsédée par des futurs qui ne se sont jamais réalisés. Pour Fisher, cette mélancolie est liée à la disparition des utopies après l'effondrement soviétique, et au règne d'un présent perpétuel et clos.

Bien que les structures représentées soient issues du complexe militaro-industriel, elles prennent, entourées de végétation, une allure d'utopies architecturales fantaisistes — imaginables par n'importe quelle civilisation à n'importe quelle époque.
Certaines ruines sont devenues des lieux de pèlerinage pour explorateurs urbains ou stalkers, ou font l'objet de récits complotistes autour de sites secrets. L'artiste fait référence à cette culture stalker mais aussi au film de Tarkovski, devenu un repère du canon hantologique.

Ces ruines, devenues motifs kitsch sur les réseaux, rejoignent les ruines romantiques des tableaux ou des cartes postales. Korotkova joue de ce glissement en choisissant comme support de ses dessins le dos d'une nappe cirée. On pourrait imaginer que ces paysages de bunkers et de terrains d'essai orneront bientôt des sets de table, comme aujourd'hui la tour Eiffel ou les phares bretons.

Nous ne sommes pas dans une forêt obscure, mais dans un parc des ruines. Non pas une nature triomphant de la civilisation, mais un jardin botanique, où les plantes sont des artefacts plus que des produits sauvages. L'herbier composé par Korotkova comprend autant des herbes que des arbres monumentaux, mais aussi des végétaux à vertus magiques, médicinales ou psychotropes — autrement dit, dotés du pouvoir de manipuler le réel.

Dark Forest fait écho à l'installation de Pierre Huyghe à la documenta 13 : un monde perdu de marais, de buissons de cannabis, de statue à tête de ruche vivante, de chien blanc à patte rose — un lieu que l'artiste décrivait comme une fosse à compost, où les objets trouvés étaient laissés à pourrir pour ne pas retourner à la nature, mais produire de nouvelles apparitions culturelles.

Dans Dark Forest, la nature elle-même semble être un leurre — une construction mémorielle, une imitation. Ce n'est plus la nature qui résiste au progrès, mais la culture, déguisée en nature, qui revient envelopper et neutraliser les ambitions de modernité.

Et cette nature-là n'est pas là pour nous soigner."

Irina Kulik